Les gestes des enseignants, objets d’une journée d’étude et de formation de l’IFE
vendredi 5 février 2016
Article de ToutEduc, paru dans Scolaire le mardi 09 février 2016.
L’IFE (’Institut français de l’éducation) attendait 30 personnes pour la journée d’étude qu’il organisait le 5 février sur les gestes professionnels dans le cadre de la chaire UNESCO "Former les enseignants au XXIème siècle" : plus de 100 étaient présentes ! En ouverture, Michel Lussault, directeur de l’Ifé, émet l’hypothèse que pour faire évoluer un système régalien, peut-être faut-il entrer par les pratiques professionnelles liées aux exigences des apprentissages, et de partir "de ce que l’élève doit savoir et non pas de ce que le professeur doit faire savoir". Les cultures professionnelles étant en jeu, l’évolution des professionnalités passe d’abord par la mise en situation réflexive des enseignants. De ce point de vue, l’IFE aborde les pratiques observées avec des méthodologies rigoureuses d’observation. L’anthropologie, la sociologie, l’économie, la géographie, sont des disciplines de sciences sociales qui depuis 25 ans s’intéressent aux situations de classes comme lieux d’interactions.
Luc Ria (IFE-ENS) ajoute que dans tout métier les gestes peuvent fédérer une culture professionnelle. Il définit le geste professionnel comme une technique corporelle et cognitive en usage dans un milieu professionnel, porteuse d’une efficacité, d’une efficience (économie de soi) et d’un sens (valeurs) reconnus par les professionnels. Il pose plusieurs questions : quelle articulation gestes, postures, activités ? Comment rendre "saillant" un geste professionnel a priori "transparent" pour en faire une ressource de formation ? Comment considérer les gestes professionnels comme enjeu de formation et de transformation ?
Dans une heure de cours, entre 800 et 1300 interactions !
Fadi El Hage et Sonia Constantin (Université St Joseph, Liban) montrèrent que toute analyse des gestes professionnels relève d’une approche systémique et complexe, où il faut prendre en compte contexte institutionnel (projet d’établissement, culture d’établissement, climat scolaire), contexte social et environnemental des enseignants et des élèves, planification de l’enseignement (résultats d’apprentissage attendus, activités prévues), stratégies pédagogiques (habiletés pédagogiques, méthodes d’enseignements, théorie de l’apprentissage, modalités d’évaluation), communication, relation interpersonnelles et interactions (gestion des conflits et des émotions, leadership).
Mais c’est Dominique Bucheton (Université de Montpellier) qui a mis en évidence l’interaction des postures enseignants-élèves. Du côté des enseignants : postures d’enseignement, de lâcher-prise, de contrôle, d’étayage, d’accompagnement, du "magicien" qui capte l’attention des élèves. Toutes ces postures sont nécessaires et l’enseignant expérimenté les maîtrise toutes, l’enseignant débutant seulement deux (enseignement et lâcher-prise). Du côté des élèves : posture scolaire ("pas d’autorisation à penser", se conformer ou faire semblant), ludique (détournement, créativité de normes), posture première (dans le faire), dogmatique (l’élève sait déjà), réflexive (prise de distance), de refus (assez rare, souvent symptôme d’une douleur). Les "bons élèves" circulent sur plusieurs postures à la différence des élèves en difficulté. Et comme exemples d’interactions enseignants-élèves : la posture de contrôle favorise une posture scolaire, la posture d’accompagnement dominante favorise une posture réflexive dominante chez les élèves. Et D. Bucheton de conseiller : laisser plus de temps aux élèves pour parler, écrire, penser. Mais pour y arriver il faut 4 ou 5 ans de formation…
Échelles gestuelles et prudence des interprétations
Jean Duvillard (ESPE Lyon) postulant que l’art du détail est significatif, s’intéresse aux "micro-gestes". Il en distingue 5 : "la posture gestuée", la voix, le regard, l’usage du mot, le positionnement tactique ou stratégique dans les déplacements. Ces micro-gestes s’appréhendent dans trois registres d’enseignement : l’instruction, la médiation, l’autorité. Et le micro-geste le plus qualifié dans la relation éducative, c’est la qualité du regard, surtout lorsqu’il est porteur d’empathie.
Patrick Rayou (Paris-VIII) et Natasha Dangouloff (formatrice dans l’académie de Versailles) se sont intéressés à la perception et à la capacité d’analyse des gestes de enseignants… par les collégiens, parvenant à identifier les situations scolaires, les interactions entre élèves et enseignants, les enjeux d’apprentissage, les "dispositifs d’enrôlement", les valeurs éducatives. C’est ainsi que Raphaël explique, parlant d’un enseignant : "Il est sévère. Mais pas sévère en mode méchant. ça marche."
"Ne pas comprendre trop vite"
Pour Patrick Mayen (Agro Sup Dijon), le plus difficile, c’est de suspendre son jugement. Certes, les gestes sont "des points aveugles" qui peuvent certes s’analyser...,, mais attention à une conception de toute puissance du geste et de l’individu. Le geste est en interaction avec les environnements, et il y a de multiples modalités d’apprentissage des gestes. Le problème, c’est que "le temps de formation des enseignants est microscopique en regard de la complexité du métier"…
Interrogé par ToutEduc, Luc Ria tire les leçons de cette journée de formation
"La notion même de geste professionnel constitue une entrée très intéressante, très stimulante. On n’est plus sur des notions de tenue de classe, de contrôle des élèves et de gestion de classe. On est à un autre niveau où on veut analyser les situations professionnelles et où on veut comprendre les interactions. Les gestes peuvent être co-construits, venir de l’enseignant en réponse à des élèves dans des situations particulières.
On a vu avec les chercheurs qu’il y a des variations, des composantes différentes en fonction des propres cadres théoriques de chacun. Je retiens cette fonction d’efficacité du geste, d’efficience d’un geste, ce que ça coûte, mais également cette fonction éthique du geste qui donne à voir, qui est porteur d’un projet et de valeur humaine.
Après, que faire de ces gestes-là en formation ? Cette entrée par les gestes est intéressante mais pas suffisante. Il faut mettre les gestes en relation avec des situations, des enjeux de savoir... Il y a une complexité à conserver pour la formation, pour éviter de tomber dans une sorte de recueil de gestes qui ne peuvent pas régler les situations éducatives.
Avec la réforme du collège, les EPI, les ateliers, on envisage de nouvelles organisations du travail et des co-interventions. L’intervention à plusieurs dans la classe va obliger à de nouveaux gestes professionnels. C’est ça qui me semble fécond : avoir à la fois une analyse globale de la situation, où on s’intéresse aux nouvelles configurations en classe et où on identifie un certain nombre de gestes spécifiques à des disciplines. Réfléchir aux gestes professionnels qui sont partagés, efficaces, robustes, et ceux qui portent à discussion, ça peut être une piste intéressante. On peut envisager … une seconde journée !"
Auteur : Claude Baudoin