S’épanouir dans le travail enseignant suppose qu’il soit reconnu dans toutes ses dimensions
samedi 1er mars 2014
Tout Educ
S’épanouir dans le travail enseignant suppose qu’il soit reconnu dans toutes ses dimensions
Ne fallait-il pas voir un peu de malice dans le choix, par Luc Ria, du titre de la 3ème conférence de consensus-disensus de la chaire UNESCO, "s’épanouir dans le travail enseignant", se demandait Michel Lussault, directeur de l’IFE, mardi 25 mars. Françoise Lantheaume, co-organisatrice, a répondu en évoquant la capacité des enseignants à trouver des ressources pour surmonter les obstacles au cours de leur carrière.
Joséphine Mukamurera (Université de Sherbrooke) révèle alors les premiers résultats d’une enquête québécoise qui confirme le lien fort entre le sentiment de compétence et la satisfaction au travail, et qui montre que l’un et l’autre évoluent en trois phases : forts à l’entrée dans le métier, ils chutent à partir de la 2ème année, pour remonter ensuite à partir de la 5ème année. Les premières années sont donc cruciales, d’où l’importance du soutien qu’on peut leur apporter et de bonnes conditions de travail. Encore faut-il, souligne Thérèse Perez-Roux (Montpellier-III) qu’ils puissent "trouver leur juste place au sein des collectifs". Or Sabine Coste (IFE) montre qu’il y a une tension entre ce qui est demandé du travail collectif, la normalisation du métier et la notion d’épanouissement. Pour Luc Ria, le titulaire de la chaire, "l’important est de revenir sur le collectif, l’épanouissement collectif, et qu’il y ait un objet commun."
Être satisfait, est-ce ne pas désirer mieux ?
Pourtant des ergonomes comme François Daniellou (Institut polytechnique de Bordeaux) bouscule les évidences. "L’enjeu n’est pas celui de la satisfaction, concept qui veut juste dire si l’on peut espérer mieux ou pas. La satisfaction est une mesure de l’anesthésie (...) Le métier est aussi une reconnaissance que le style de chacun peut faire progresser la collectivité. A condition qu’il y ait des espaces de confrontation (…) L’épanouissement se construit situation après situation (…)" Son collègue Fabien Coutarel (Université Blaise Pascal) met en garde : "Attention à l’autonomie qui peut correspondre à une tendance de l’employeur à se désengager de la production de ressources, notamment pour la régulation des problèmes du travail !" Et il s’interroge : "Qui joue le rôle de l’encadrement intermédiaire dans l’établissement scolaire ?" Qui peut faire vivre des "disputes professionnelles" avec exigence de résultat ?
Nadine Valetta (chef d’établissement) constate pourtant que "le sentiment d’appartenance à une équipe est déterminant, et l’autonomie des enseignants source de créativité". Michèle Olivier (SNUIPP) rappelle pour sa part "le profit symbolique" que vise aujourd’hui tout travailleur et elle regrette que les enseignants ne soient pas assez consultés pour les réformes. Elle évoque par ailleurs un travail mené avec ATD quart monde afin que les enseignants connaissent mieux les milieux de vie des élèves alors qu’on assiste à une évolution sociologique du recrutement du corps enseignant, et son embourgeoisement.
Une dynamique souffrance - plaisir
Marie-Estelle Rouve-Llorca (Université Blaise Pascal) met en évidence l’importance des émotions et elle se demande si on peut "parler d’épanouissement professionnel en début de carrière" alors que c’est "un processus dynamique" avec "des phénomènes de fuite et de compensation". Dénonçant le marché du "développement personnel", Françoise Carraud (Lyon-II) va plus loin, "la souffrance n’est pas l’inverse du plaisir mais il y a une dynamique entre les deux ; travailler est toujours une épreuve, et le plaisir provient de la capacité à dépasser une épreuve." Elle constate la très grande hétérogénéité des ressentis des enseignants et elle met en garde, "le collectif de travail n’est pas toujours synonyme de travail collectif" et elle regrette que "l’interdépendance des enseignants ne soit pas intégrée comme telle", "qu’il n’y ait pas de confiance suffisante pour parler ensemble des questions du métier".
Quant aux chefs d’établissement, ils sont "plus près qu’avant du travail enseignant du fait de l’enrichissement de leur propre professionnalité", estime Anne Barrère (Paris-V) mais ils sous-estiment souvent l’importance de "l’investissement intellectuel fort des enseignants dans leur discipline" et du plaisir corrélé. Comme plusieurs autres intervenants, elle observe que "certaines controverses de métier ne sont pas présentes dans les établissements". Il faudrait pourtant "mettre l’accent sur les lieux de travail comme lieux de débat sur le métier". Autre défaut de l’encadrement, "la culture de l’évaluation n’est pas au service de ce rapport aux satisfactions du métier". Elle évoque alors, comme contre-exemple, l’immense plaisir de revoir d’anciens élèves : "On voit ce qu’on a fait..., c’est une source très forte de satisfaction."
"Tout homme veut être sujet de ses normes"
Françoise Lantheaume (Lyon-II) note qu’ "on stigmatise [la] résistance au changement" des enseignants. Sa réflexion la conduit à citer Canguilhem : "Tout homme veut être sujet de ses normes". "Les normes sont souvent masquées dans des dispositifs, et le travail de re-normalisation est difficile. Empêcher le processus de re-normalisation, c’est comme empêcher de parler. On est alors transformé en applicateur de consignes, en robot. Transgresser certaines normes est nécessaire pour se les approprier. Ce travail de recomposition des normes est souvent sous-estimé. Mais il ne faut pas le laisser au seul individu, car il y a risque d’une ’pathologie de l’engagement’." Et elle met en regard de cette "re-normalisation", le concept de "plasticité", dont l’étymologie grecque signifie "modeler, prendre la forme… mais aussi engendrer la forme". La plasticité est "une nouvelle compétence requise dans le monde du travail", à condition de distinguer "la résistance de durabilité" d’une "résistance d’opposition".
Richard Wittorski, spécialiste du monde du travail (CNAM) et de la formation des enseignants, président du jury de cette conférence, conclut que le métier d’enseignant s’inscrit dans la "relation interpersonnelle", dans une co-construction permanente, et qu’il y a "un lien très fort entre développement personnel, reconnaissance professionnelle et épanouissement au travail. La reconnaissance est une vraie question !"
Claude Baudoin
Tout Educ, paru dans "Scolaire", le vendredi 28 mars 2014.